Tout ou presque a déjà été dit sur Another World, ce monument du jeu vidéo conçu par un seul homme il y a maintenant près de 25 ans et qui a marqué toute une génération de joueurs. Concepteur visionnaire, Eric Chahi n'a jamais caché qu'il voulait surtout, avec Another World, faire ressentir quelque chose d'intense au joueur, l'interpeller par le biais d'une histoire forte servie par une réalisation ponctuée de scènes quasi cinématographiques. Difficile, en effet, d'oublier cette fameuse séquence d'introduction dans laquelle un scientifique se voit projeté dans un autre monde lors d'une expérience d'accélération des particules perturbée par un violent orage.

Pourtant, la narration se révèle plus que minimaliste dans Another World, l'auteur ayant bien compris qu'il suffisait de placer l'ambiance et de ne faire que suggérer les éléments liés au contexte pour enflammer l'imagination du joueur de manière bien plus efficace qu'en lui imposant une trame ne laissant place à aucun soupçon d'interrogation.

Peu importe si ces notes n'ont pas la moindre chance d'être lues un jour par un représentant de la race humaine mais il me faut dès à présent laisser une trace écrite de l'incident qui vient de se produire. Dans quel but vous raconter ceci ? Je ne saurais le dire. Et je ne vous demande ni de me croire ni de me venir en aide, car je n'ai que bien peu d'espoirs de survivre dans cet endroit maudit. Je tente sans doute tant bien que mal de me persuader que le fait de relater les circonstances de cet incident m'aidera peut-être à trouver un moyen de quitter cet enfer où je n'ai pas ma place.

Il y a quelques heures encore, j'étais le professeur Lester Knight Chaykin, simple chercheur en physique des particules obnubilé par la mise au point d'une expérience qui ne passionnerait nul autre qu'un scientifique solitaire et incompris de son entourage. Ayant perdu la notion du temps au fil de l'avancée de mes travaux, je ne saurais dire depuis combien de semaines, de mois ou peut-être même d'années ceux-ci étaient devenus ma seule et unique préoccupation. Ce dont je suis sûr c'est qu'ils ont à ce point occupé mon esprit que je n'ai pas réalisé à quel moment je me suis coupé moi-même du reste du monde. Alors, comme bien des nuits, ne parvenant ni à trouver le sommeil ni à chasser ces satanées formules de ma tête, j'ai pris ma voiture sans même m'en rendre compte et je me suis retrouvé dans le seul endroit qui voulait bien de moi, mon labo.

Bien entendu, le parking était totalement désert. L'ascenseur étant verrouillé par un code d'accès et un système de reconnaissance biométrique, j'ai entré machinalement les données dans l'interface que j'avais moi-même conçue et j'ai pris place devant mon bureau. Mes explications ne vous parleront probablement pas mais il s'agissait ce soir-là de finaliser la programmation du Synchrotron, un accélérateur de particules sur lequel je travaillais depuis déjà beaucoup trop longtemps. J'ai rapidement modifié sur l'écran de contrôle quelques paramètres qui me turlupinaient et j'ai lancé la simulation.

Il y a souvent un gouffre entre les recherches théoriques et les expériences qui sont censées leur donner de la crédibilité, et dans mon cas, je savais que j'avais bien peu de chances de trouver les bonnes variables ce soir-là. Alors pour relativiser l'échec probable qui allait venir et pour éviter d'accorder trop d'importance à tout ça, j'ai ramassé une canette de soda et me suis efforcé d'en boire quelques gorgées avant de reporter mon attention sur le compte à rebours. Après tout, ce ne serait qu'une vaine tentative de plus et les conséquences d'un nouvel échec ne m'inquiétaient pas plus que ça. Mais cette nuit-là, je n'avais pas prévu que le ciel serait chargé d'éclairs et que la foudre viendrait interférer dans le déroulement de mon expérience.

Tout a été tellement vite que je ne peux que supposer ce qui s'est réellement passé : un coup de tonnerre assourdissant et puis la foudre qui s'est propagée telle un virus foudroyant à l'intérieur de l'accélérateur de particules, provoquant l'explosion du système et la désintégration complète de l'endroit où je me trouvais. Impossible de décrire ce qui est advenu ensuite, il ne me reste que la vague impression d'avoir été aspiré dans une sorte de trou noir, un couloir spatio-temporel dont j'aurais probablement été le dernier à vouloir accepter l'existence si je n'en avais pas été moi-même victime. Le fait est que cet incident m'a précipité, je ne sais comment, dans un endroit qui n'a rien à voir avec notre planète, un autre monde dont j'ignore encore tout sinon qu'il va très certainement me coûter la vie dans les heures ou peut-être les minutes qui viennent.

Mon poste de travail et moi, on s'est retrouvés téléportés directement sous la flotte, dans une sorte de gouffre sans fond qui semblait n'avoir existé que pour cet instant, que pour nous aspirer dans le néant. Je ne comprenais rien à ce qui était en train de m'arriver mais j'ai lutté comme un beau diable pour remonter à la surface et je me suis hissé désespérément sur la terre ferme pour reprendre mon souffle. J'ai d'abord eu l'impression désagréable de me sentir épié et il m'a semblé apercevoir une forme noire au loin, mais je n'étais sûr de rien. Ce qui me préoccupait le plus, c'étaient ces deux lunes qui se dessinaient nettement dans le ciel. Il faisait jour mais on ne voyait qu'elles et je ne saurais décrire le sentiment d'effroi qui s'est emparé de moi lorsque j'ai compris que j'avais atterri dans un autre monde que la Terre.

J'ai commencé à marcher sans but, ne sachant ni que faire, ni où aller, mais cette planète-là ne semblait pas vouloir de moi. J'aurais pu mourir noyé, saisi par un de ces tentacules ondulant sous la surface de l'eau, ou bien foudroyé par la morsure d'un de ces vers grotesques qui grouillaient dans le coin, m'obligeant à les piétiner fiévreusement pour éviter qu'ils ne me sautent dessus. J'avais à peine eu le temps de parcourir quelques mètres quand la forme noire que j'avais cru entrapercevoir à mon arrivée s'est matérialisée juste sous mes yeux. Son rugissement était superflu, j'avais bien compris à quel point la faune de ce monde était hostile et mon instinct de survie m'alertait de prendre la fuite pour tenter de lui échapper, sans savoir un seul instant comment j'allais bien pouvoir m'en sortir. Coincé, j'ai tenté le tout pour le tout en saisissant une liane qui a cédé sous mon poids, me faisant gagner quelques misérables mètres avant de me retrouver à nouveau acculé.

Totalement submergé par la panique, je ne voyais même plus où j'allais lorsque j'ai percuté le corps d'un individu de grande taille qui a brusquement mis fin à la course du monstre en le transperçant d'un rayon laser. Me relevant péniblement, j'ai vu qu'ils étaient plusieurs mais je ne distinguais pas les visages de ces autochtones vaguement humanoïdes, tous encapuchonnés dans de grands manteaux noirs. S'agissait-il d'êtres humains ? Etaient-ils amicaux ? Pourquoi m'avaient-ils sauvé ? Je voyais en tout cas en eux mon seul espoir de survie dans cet univers primitif et je crois bien avoir esquissé un sourire en même temps qu'un signe de la main pour tenter de les approcher. Le regard de celui qui me faisait face était insondable. J'ignore comment ils se sont concertés sans faire le moindre geste et sans émettre le moindre son, mais je n'ai pas vu venir le rayon qui m'a transpercé, sans doute émis par l'arme de celui qui se tenait un peu en retrait.

Je ne suis pas mort non plus cette fois-là, mais il aurait peut-être mieux valu. Quand j'ai repris mes esprits, j'étais prisonnier d'une cage suspendue à l'intérieur d'une sorte de mine, mais je n'étais pas seul. Il y avait avec moi un autre de ces autochtones qui avait l'air étrangement amical et nous étions visiblement condamnés à partager le même sort. Le gardien nous surveillait mais je ne voulais pas savoir ce que cet esclavagiste comptait faire de nous. Il nous fallait sortir coûte que coûte et la force du désespoir nous a poussés à faire fi de ses avertissements pour lui tomber littéralement dessus en utilisant notre poids afin de faire sauter la chaîne qui retenait la cage au plafond. Comme un signe que notre évasion avait peut-être une chance d'aboutir, l'arme du gardien vaincu me tendait les bras et il ne me restait plus qu'à dompter son fonctionnement pour faire jeu égal avec mes geôliers. Je ne sais pas de quoi seront faites les heures à venir et encore moins s'il existe un moyen de repartir là d'où je viens, mais je veux croire que mon nouvel allié s'en sortira et qu'aucun de mes congénères ne se retrouvera piégé hors de notre monde dans des circonstances identiques à celles qui m'ont conduites ici.

Le professeur Lester Knight Chaykin, perdu quelque part dans un autre monde